D'apr�s le site web de la http://www.babelouedstory.com
Par Georges DILLINGER
Robert Laffitte na�t le 4 juin 1911 � Paris. Il s'est �teint le 24 avril 2003 � Toulouse o� il a �t� inhum�. C'est une personnalit� �minente de la communaut� des Fran�ais d'Alg�rie qui nous a quitt�. Il ne s'�tait pas content� en effet de mener � bien une oeuvre scientifique remarquable, il avait mis avec un �gal succ�s tout son dynamisme au service de la direction et de l'administration de la recherche, tant acad�mique qu'appliqu�e.
En portent t�moignages, les responsabilit�s qu'il a assum�es en milieu universitaire - n'a-t-il pas �t� le dernier doyen de la Facult� des sciences d'Alger - et encore les fonctions qu'il a exerc�es comme conseiller scientifique au Service de la carte g�ologique de l'Alg�rie, �galement comme administrateur � la S.N. REPAL (Soci�t� Nationale de Recherche et d'Exploitation des P�troles en Alg�rie), � la C.P.A. ( Compagnie des P�troles d'Alg�rie ) et � la SEREPT ( Soci�t� d'Exploration et de Recherche des P�troles en Tunisie ), etc.
Apr�s ses �tudes scolaires � Paris. Robert Laffitte avait obtenu sa licence �s sciences � la Sorbonne � l'�ge de vingt ans et d�s l'ann�e suivante, en 1932, il avait int�gr� le laboratoire de g�ologie du Mus�um National d'Histoire Naturelle. Il �tait alors parti pr�parer en Alg�rie sa th�se de doctorat d'�tat qu'il soutint �galement en Sorbonne en 1939.
Outre une ann�e de service militaire, il fut mobilis� � trois reprises : avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier en 1942-1944, au total trois ans et six mois de service dont 19 mois de service � la mer en temps de guerre, en qualit� d'Officier de R�serve Interpr�te et du Chiffre de la Marine nationale.
En avril 1944, mis � la disposition du Minist�re des Affaires �trang�res, il est nomm� professeur, chef du d�partement de g�ologie de la facult� des sciences de 1' Universit� Farouk Ier � Alexandrie. En ao�t 1945. il devient ma�tre de conf�rences � la facult� des sciences d'Alger, puis en 1948 professeurs sans chaire et enfin, en 1950, professeur titulaire de la chaire de g�ologie appliqu�e � la m�me facult�. D�s 1958, il assure les fonctions d'assesseur du doyen et en mars 1961, devient doyen de la facult� des sciences d'Alger, � une �poque o� des �v�nements tragiques rendaient cette fonction particuli�rement d�licate. En 1962, comme la plupart d'entre nous, la fin du statut fran�ais des d�partements d'Alg�rie l'oblige � quitter Alger. Il est alors nomm� pour quelques mois professeur � l'Universit� de Nancy et enfin, � l'automne 1963, professeur au Mus�um National d'Histoire Naturelle, titulaire de la chaire de g�ologie, fonction qu'il conservera jusqu'� sa retraite en 1980.
Quand sa carri�re scientifique d�bute en 1932, ce jeune parisien n'a pas 21 ans. Il se voit confier l'�tude g�ologique du massif de l'Aur�s. Robert Laffitte n'est jamais all� en Alg�rie et, avant de partir, on dit qu'il a cherch� la position de ce massif sur un atlas. Il avait � �tudier et � cartographier une superficie de l'ordre de 10 000 km2, couvrant deux cartes au 200 000�me.
L'Aur�s est un pays attachant mais rude, coup� de vall�es encaiss�es et de gorges par-fois infranchissables. Le relief y �tait accus�, allant des sommets les plus �lev�s de l'Alg�rie - largement enneig�s l'hiver - � des zones les plus bois�es du pays et jusqu'aux d�pressions d�sertiques nord-sahariennes. C'�tait � l'�poque un pays peu accessible, d�pourvu de routes et m�me de pistes carrossables, aux implantations europ�ennes tr�s rares. Notre jeune g�ologue parcourut ainsi, le plus souvent � pied et logeant chez l'habitant, ce vaste massif pendant 24 mois, entre 1932 et 1936, sur une distance totale qu'il estime lui-m�me � 25 000 km.
Les r�sultats de cette �tude ont �t� un m�moire magistral de plus de 300 pages et une magnifique carte g�ologique au 200 000�me, tous deux publi�s par le Service de la carte g�ologique de l'Alg�rie. Cette �tude s'est av�r�e fondamentale pour la connaissance du Cr�tac� de l'est alg�rien et m�me de la Berb�rie dans son ensemble. Ces travaux de recherche furent couronn�s par le prix Victor Rolin de l'Acad�mie des Sciences en 1941 et le prix Fontannes de la Soci�t� de France en 1942. Un g�ologue d'une universit� de l'est alg�rien me disait il y a quelques semaines : " malgr� de nombreux travaux de d�tail, malgr� des pr�cisions locales r�cemment apport�es, la g�ologie de l'Aur�s c'est toujours dans Laffitte qu'on la trouve ", en d�pit des 64 ans �coul�s.
Par la suite, il �tendit ses recherches aux r�gions les plus diverses du territoire alg�rien et tunisien, travaillant aussi bien dans l'Atlas saharien que dans les r�gions plus septentrionales du Tell et en particulier dans le massif du Dahra, dans le bassin du Ch�lif et dans de tr�s nombreuses provinces. Ces recherches avaient en g�n�ral un caract�re acad�mique, mais d'autres s'inscrivaient dans la mission sur les potentialit�s p�troli�res de l'Alg�rie qui lui avait �t� confi�e par le Service des Mines sur requ�te du Gouvernement G�n�ral, de 1940 � 1942.
D�s 1950, il d�ploya une activit� consid�rable pour pr�parer la 19�me session du Congr�s G�ologique International qui s'est tenu � Alger en 1952. De l'avis de tous, ce Congr�s fut un succ�s remarquable, 440 d�l�gu�s et 1129 membres repr�sent�rent 82 pays � cette manifestation. Les itin�raires des quelques 50 excursions que Robert Laffitte coordonna et contribua � organiser, permirent pendant plus de deux mois de parcourir l'Alg�rie, la Tunisie, le Maroc et l'Afrique occidentale fran�aise, sur 145 000 km au total. Travaux en salle et excursions g�ologiques permirent d'illustrer l'oeuvre consid�rable accomplie par des g�ologues, des mineurs, des hydrog�ologues, des p�dologues fran�ais sur cet immense pays en � peine plus d'un si�cle. Pour ce m�me congr�s, Robert Laffitte a �galement assur� un travail �ditorial consid�rable, avec la pr�paration des monographies r�gionales avant le Congr�s et les travaux des diff�rentes sessions apr�s sa tenue. Ces publications repr�sentent au total l'�quivalent d'environ 35 volumes in quarto.
La diversit� des terrains d'�tude couverts par Robert Laffitte l'avait pr�par� aux travaux de synth�se. Il allait donner sa mesure dans ce domaine en partit de fa�on tr�s active � la r�daction de la deuxi�me �dition de la carte g�ologique au 500 000�me de l'Alg�rie du Nord et du Sahara, publi�e en 1952, et aux quatre feuilles de la tr�s belle carte g�ologique de l'Afrique du Nord d'ouest au 2 000 �me �galement publi�e � l'occasion du Congr�s. Rappelons aussi qu'il avait initi� un grand nombre de th�ses universitaires et patronn� un certain nombre de th�ses de g�ologues praticiens (p�troliers, hydrog�ologues, podologues, g�ologues miniers, etc.), les unes et les autres couvrant l'Alg�rie et son Sahara et une partie de la Tunisie.
Il avait �galement initi� une �tude de g�ologie marine profond�ment originale en Alg�rie, gr�ce � laquelle cette marge, inconnue avant ces travaux, avait en quelques ann�es fait l'objet de reconnaissances et d'�tudes prometteuses.
Dans sa longue carri�re scientifique, Robert Laffitte a occup� de nombreuses fonctions importantes dans les instances de r�flexion et de direction de la recherche fran�aise et de son administration. Il a �t� pr�sident du Comit� National Fran�ais de G�ologie, a si�g� plusieurs fois au Comit� National du C.N.R.S. ainsi qu'au Comit� Consultatif des Universit�s et au Conseil National Sup�rieur de l'Enseignement et de la Recherche. Il a �t� pr�sident de la Soci�t� g�ologique de France et directeur scientifique au B.R.G.M. (Bureau de Recherche G�ologique et Mini�re. Sa comp�tence scientifique �tant largement reconnue � l'�tranger, il a �t� vice-pr�sident de l'Union Internationale des Sciences G�ologiques. Il �tait officier de la L�gion d'Honneur, commandeur des Palmes Acad�miques et officier du M�rite saharien.
Robert Laffitte restera comme le prototype de cette pl�iade de savants, d'ing�nieurs, de techniciens, d'officiers qui ont consacr� leur vie � l'�tude de cette Afrique du Nord dans des conditions difficiles et parfois m�me dangereuses, du fait de l'isolement, des difficult�s d'acc�s et de circulation, de l'immensit� des r�gions d�sertiques et des conditions climatiques. Il faut r�aliser que si dans le domaine de la civilisation et de la culture, Emile-F�lix Gautier a pu parler des " si�cles obscurs ", dans le domaine de la connaissance naturaliste et g�ographique, l'Afrique du Nord en 1830 se trouvait dans les t�n�bres les plus �paisses. A c�t� de l'essor �conomique imprim� par la France � la R�gence d'Alger qui v�g�tait dans la mis�re la plus totale, on ne parlera jamais assez de ces hommes, de ces g�ographes, de ces topographes, de ces g�ologues, de ces zoologistes, de ces botanistes, de ces hydrog�ologues, de ces prospecteurs, de ces p�dologues, de ces m�t�orologistes et de ces historiens, de ces pr�historiens, de ces arch�ologues, de ces m�decins qui ont accompli une oeuvre magnifique, la plus indiscutablement d�sint�ress�e. Ils ont hiss� en un peu plus d'un si�cle cette terra incognita au niveau d'exploration et de connaissance d'un pays civilis�. Robert Laffitte �tait l'un des premiers d'entre eux.
Il �tait d'un abord affable et avenant. Il parlait volontiers et t�moignait alors d'une tr�s vaste culture, il avait beaucoup lu et, en outre, �tait un excellent observateur, il avait circul� un peu partout dans le monde, attentif � l'homme autant qu'aux paysages et � la g�ologie. Il aimait cette Alg�rie profonde, si s�v�re, si rude, parfois si d�sol�e mais toujours si attachante. Il avait �pous� une jeune Fran�aise d'Alg�rie, biblioth�caire � l'universit� Ren�e Saquenet et ils eurent trois enfants, Bernard, Fr�d�ric et Fran�ois. Il �tait d�cid� � accomplir toute sa carri�re en Alg�rie et m�me � y finir ses jours. Un destin injuste en d�cida autrement.
Pendant ces ann�es de travail sur le terrain, en particulier dans l'Aur�s, l'isolement de ce jeune m�tropolitain au milieu des populations berb�res a �t� le plus souvent total. Il a pu ainsi passer, d�s l'une de ses premi�res missions, plus de trente jours sans entendre un mot de fran�ais. Ayant contract� la malaria, il est rest� un mois entre la vie et la mort dans un douar isol�, sans m�me que l'administrateur de la commune mixte en f�t pr�venu. Cette immersion dans la population indig�ne, dont il avait appris la langue, l'a enrichi d'une connaissance parfaite de cette population, de ses mentalit�s, de son histoire contemporaine. Il ne connaissait pas moins bien le petit peuple des Fran�ais d'Alg�rie, ces petits blancs, ces colons du bled qui s'effor�aient de faire produire une terre pauvre, trop souvent sal�e ou mar�cageuse, ou craquel�e de s�cheresse et br�l�e d'un soleil dont l'�clat cru et impitoyable �tait plus appr�ci� du peintre ou du touriste que du laboureur.
Fort de cette exp�rience, Robert Laffitte a �crit et publi� � 83 ans un livre magnifique : " C'�tait l'Alg�rie ". Je ne rappellerai au sujet de ce livre - couronn� du Grand prix alg�rianiste Jean-Pomier - que deux points parmi une multitude qui m'ont frapp�.
Robert Lafitte y explique que, s'il a pu p�n�trer et comprendre la mentalit� des indig�nes du bled, encore peu affect�s par les influences de la modernit�, ce fut d'abord gr�ce � ces centaines de journ�es et de soir�es pass�es en compagnie de ces hommes sur le terrain ou dans les gourbis et les mechtas, dans la plus totale intimit� avec eux.
Et plus encore, s'il a pu comprendre les fondements souvent irrationnels de leur personnalit�, c'est parce qu'il a su �couter ces hommes avec une patience et une sympathie pro-fonde, � l'exclusion de toute moquerie, de toute d�rision et m�me de tout humour.
Un autre fait est historique. Certains auteurs citent encore les �crits de Germaine Tillion, ethnologue aux � priori id�ologiques, qui a parcouru l'Aur�s vers la m�me �poque et affirma que les chaou�as ont �t� " clochardis�s par la colonisation fran�aise ".
Robert Laffitte, quant � lui, montre clairement dans son livre que la paix fran�aise - op�r�e sans coup f�rir dans l'Aur�s par les troupes du g�n�ral de Saint-Arnaud -, en mettant fin aux raids et aux razzias des nomades du Sud, a permis une augmentation rapide et tr�s sensible des surfaces emblav�es par les indig�nes eux-m�mes, qui se sont mis aussi � planter des arbres et � �difier des maisons en dur : Ce qu'ils avaient renonc� � faire dans l'ins�curit� ant�rieure.
Son livre fut son ultime message et nous pouvons lui �tre reconnaissants car il nous fait b�n�ficier d'une �tude quasiment ethnographique, �clair�e d'anecdotes multiples et illumin�es de l'amour qu'il portait � ce pays et � ceux qui l'avaient fa�onn� et progressivement civilis�.
Georges DILLINGER